Voyager depuis une tasse : rencontre avec les producteurs de la Komaen Tea Promotion Association

Voyager depuis une tasse : rencontre avec les producteurs de la Komaen Tea Promotion Association
05/07/2024 MCT
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En juin 2024, nous avons rencontré quatre producteurs de la Komaen Tea Promotion Association de passage à Paris. Ils sont venus, entre autres, célébrer leur quadruple récompense à l’édition 2023 du concours des « Thés du monde », organisé par l’Agence de valorisation des produits agricoles (AVPA). L’année 2023 a également marqué la complétion d’une démarche « Indication Géographique » distinguant la production de cette association, basée à Phongsaly dans le nord du Laos.

Cette rencontre offre donc l’occasion d’apprendre les us et coutumes du thé au Laos, de la plantation à la commercialisation en passant par les habitudes de consommation. Les producteurs de la Komaen Tea Promotion Association, dont Madame Manichanh Pankeo, Vice-Présidente, et Anna-Maria Lampe, grande connaisseuse de la région, ont répondu à nos questions.

Le thé de Komaen certifié « Indication Géographique » et ses caractéristiques

TeaVoyages.com. Pourriez-vous nous présenter les thés qui ont été primés par l’AVPA en 2023 ? D’où viennent-ils ?

Manichanh Pankeo, VP de la Komaen Tea Promotion Association : Ces thés proviennent de jardins de thés situés dans la province de Phongsaly, au nord du Laos. Leur spécificité tient au fait que l’on trouve dans cette province des jardins de thés pluri-centenaires, parmi les plus anciens du Laos. Il s’agit d’anciennes plantations qui remontent à l’époque de la route du thé et des chevaux. Ce sont des arbres qui font un thé d’une qualité exceptionnelle, avec un profil très caractéristique. L’Indication Géographique définit, documente et protège ces caractéristiques, cette typicité qui vient du terroir, du climat, des théiers, de l’histoire et des savoir-faire des producteurs.

 

Quelles catégories de thé trouve t-on dans cette région ?

M. P. Nous avons différentes couleurs de thé, notamment des thés verts séchés au soleil (ou puerh verts) et des thés noirs. Chaque thé possède sa typicité, ses caractéristiques, selon la manière dont les feuilles sont transformées.

L’Indication Géographique porte d’une part sur des jardins d’arbres anciens, et d’autre part, sur des jardins plus récents, dont les arbres ont été plantés à partir des graines de ces vieux arbres.

Leur profil est très différent de la plupart des autres thés.

 

Les habitudes de thé au Laos

Quels types de thé sont particulièrement appréciés au Laos ?

M.P. Même si cela peut paraître surprenant, le Laos n’est pas un pays de buveurs de thés. Evidemment, dans les régions où l’on produit du thé, comme à Phongsaly, au nord du pays dans les régions plus froides ou dans les zones où l’on en produit, les gens consomment du thé. Mais ce n’est pas le cas de la population résidant en ville ou dans des zones moins montagneuses. Il n’existe pas de culture de consommation de thé comme au Vietnam ou en Chine. Dans un restaurant ou un café de Vientiane, il est parfois difficile de trouver un thé laotien.

 

En a-t-il toujours été ainsi ?

M.P. Cela revient peu à peu et se développe de plus en plus. A Vientiane, les personnes âgées buvaient du thé de manière médicinale. Aujourd’hui, sur les sachets de thé que l’on trouve en vente, les bénéfices pour la santé sont souvent mis en évidence, bien avant le plaisir gustatif.

 

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Dans un foyer lao du nord du pays, va-t-on boire les mêmes thés que ceux que nous découvrons aujourd’hui à Paris ?

M.P. Ce seront les mêmes thés. Le puerh sheng, également nommé maocha (毛茶), domine la production car c’est le sens de la demande. 80 % à 90 % de la production se destine aujourd’hui au marché chinois. Cependant, depuis quelques années, en tant que producteurs, nous nous tournons peu à peu vers des thés noirs, des thés blancs, des thés verts même dans certaines régions. Cela reste toutefois marginal par rapport au maocha.

 

Pouvez-vous nous décrire comment vous préparez le thé au Laos ?

M.P. Les Laotiens consommateurs de thé boivent souvent la même chose, le maocha ou du thé noir. Chez les cultivateurs, la préparation reste très simple. On glisse quelques feuilles de thé dans un verre ou dans une tasse, on verse de l’eau, on boit, on reverse de l’eau et on recommence.

A Phongsaly et dans les zones proches de la Chine, la préparation se fait également au gaiwan. Sinon, certains producteurs font simplement bouillir les feuilles fraîches dans de l’eau. D’autres infusent les « feuilles jaunes » (huang pian, 黃片), à savoir les vieilles feuilles issues du triage dans les dernières étapes de la production du maocha. Ces feuilles, dont les prix sont remarquablement bas, sont particulièrement aromatiques et ont une saveur très douce. On peut les bouillir longtemps sans que ne se dégage aucune amertume.

 

Existe-t-il des thés que l’on va consommer plus particulièrement en certaines occasions ou pour certains rituels ?

M.P. Il existe bel et bien des pratiques cérémoniales autour du thé, mais plutôt chez les minorités ethniques, comme les Yao par exemple. Cette ethnie originaire de Chine est également présente au Laos, au Vietnam. Au-delà des frontières politiques, le réseau social de ce peuple est transfrontalier. D’obédience taoïste, ils pratiquent la calligraphie, rédigent des textes d’astrologie ou des recueils consacrés aux rituels et aux coutumes. D’anciens écrits sur le thé récemment découverts donnent des indications sur la manière de le transformer, de le préparer, à l’occasion par exemple des rites de passage pour les jeunes hommes, les demandes en mariage et les mariages. Dans ces cas-là, oui, le thé est utilisé dans des rituels.

 

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Cultiver du thé au Laos

Le terroir est donc assez ancien, avec des arbres à thé qui dateraient de plus de 400 ans en provenance du Yunnan. Comment ce savoir-faire s’est-il transmis ?

M.P. Il faut tout d’abord rappeler que

l’Indication Géographique porte uniquement sur les thés des vieux arbres, ainsi que les jardins de thé plus jeunes et les théiers issus des graines de ces vieux arbres. Dans ce cadre, seules sont concernées 94 familles de cultivateurs travaillant sur 100 hectares, à ce stade. Cela nous assure une meilleure maîtrise de la production selon le cahier des charges défini, avant d’élargir davantage.

Ceci étant dit, globalement, la transmission s’effectue de génération en génération, comme c’est le cas avec d’autres types de cultures. Il est rare de voir des gens se lancer dans la culture du thé sans aucun contact préalable avec le domaine agricole. La plupart du temps, les connaissances sur la culture, la transformation sont transmises au sein des familles qui disposent déjà de champs.

 

Comment passe t-on de jardins de thé avec des arbres de 400 ans à une activité soutenue comme aujourd’hui ?

M.P. Il y a 400 ans, l’on comptait nettement moins de familles vivant du thé. A l’époque, n’existaient que de vieux théiers, de petite taille. Dans les années 1980, une campagne a été lancée pour éradiquer la culture de l’opium. Le thé a été proposé comme culture de substitution et c’est à partir des années 1990 – 1993 que s’est développée une culture commerciale du thé à Phongsaly. Dès lors, les plantations se sont développées. Les plus vieux jardins plantés ont 30 ans d’âge.

 

Comment était-ce avant 1993 ?

M.P. Avant 1992 – 1993, l’on comptait peu de vieux théiers et de parcelles privées. Les théiers appartenaient au village, et qui voulait cueillir grimpait simplement sur les arbres pour se procurer des feuilles. Elles étaient souvent transformées en thé compressé sous forme de cigare. Ces thés cigare étaient vendus à l’ethnie Akha qui faisaient bouillir ce thé et accompagnaient ainsi le riz de leur repas.

 

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Cela signifie t-il que chaque famille de cultivateurs de thé compte au moins une personne qui reprendra la suite ?

M.P. Absolument. A Phongsaly, la culture et la production de thé ne se sont jamais arrêtées. Il est très rare qu’il n’y ait pas de continuité car le thé constitue la principale source de revenus. Quand il n’y a pas de thé, il n’y a simplement pas à manger. Au sein des foyers de cultivateurs, ce savoir-faire représente aussi un héritage familial. L’activité autour du thé améliore le niveau de vie général des familles. Au-delà, l’état global de la province, les infrastructures, les routes, etc., se sont beaucoup améliorés grâce au thé.

 

C’est-à-dire ?

M.P. Le déplacement d’une partie des services administratifs hors de Phongsaly a renforcé cet engouement pour le thé. Un certain nombre de fonctionnaires, qui vivaient jusqu’alors à Phongsaly, doivent désormais effectuer un long trajet pour se rendre à leur travail. Les salaires étant assez faibles, certains n’ont pas hésité à quitter leur poste au gouvernement pour se lancer dans le thé, qui est une activité autant si ce n’est plus rémunératrice.

 

D’autres catégories de la population s’intéressent-elles également au thé ?

M.P. Les relocalisations de villages sont un autre facteur. Durant les années 1980, l’une des politiques du gouvernement visait à rapprocher les villageois des villes afin qu’ils puissent bénéficier des infrastructures. Dans certains de ces villages proches de Phongsaly, certaines ethnies, qui cultivaient par exemple du riz, se sont mises à la manufacture du thé. Les villageois louent ou achètent des jardins de thé à Phongsaly, apprennent à faire du thé avec les autres producteurs. Souvent, ils se forment en débutant comme main-d’œuvre dans les jardins, puis se lancent dans leur propre production.

 

Dans ce cas, qui détient et perpétue véritablement ces savoir-faire ?

M.P. La distribution des rôles s’est jusqu’à présent répartie entre les différentes ethnies. Les Phunoi et les Hor sont les populations les plus importantes à Phongsaly. De manière schématique, les Phunoi se sont spécialisés dans la cueillette et la gestion des jardins de thé, et disposent des revenus les plus faibles. Les Hor s’occupent du processing et du commerce. Leur langue est très proche du chinois et le commerce passe par eux. Ils possèdent les usines les plus importantes. Les Akha travaillent dans les usines et sont en charge du tri des feuilles.

Mais les choses évoluent peu à peu. Désormais, des Phunoi gèrent aussi des usines. Ils possèdent des woks à la maison, se mettent aussi à faire du puerh et développent un savoir-faire sur la transformation.

 

Nous évoquions les populations des villages périphériques qui s’intéressent au thé, en est-il d’autres provenant de plus loin encore ?

M.P. Oui, les Chinois sont des acheteurs de longue date. Au début des années 1990, des entreprises chinoises se sont rendues à Phongsaly, ont donné leurs graines de thé aux producteurs et leur ont demandé de les planter. Or, le marché chinois préfère désormais la variété de Phongsaly de ces mêmes thés, et non plus la variété chinoise. Le prix des variétés chinoises a donc chuté. [NDLR : les thés manufacturés depuis les théiers issus des semences chinoises n’entrent pas dans la démarche Indication Géographique].

 

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Le thé laotien et les thés du Yunnan

En quoi les thés que vous proposez sont-ils proches ou différents des thés du Yunnan ?

M.P. Nos thés sont proches des thés chinois, compte tenu de la proximité de la frontière et des terroirs. Des process sont inspirés de Chine, mais certains nous sont propres. Pour vous donner un repère, nos thés sont proches de puerh sheng chinois, tant et si bien que de nombreux acteurs chinois achètent ces thés au Laos et les revendent comme des thés chinois.

 

A quoi tient cette ressemblance ?

M.P. Le commerce du thé s’est développé au gré de la demande chinoise. Les producteurs de Phongsaly ont donc modelé leurs méthodes aux attentes du marché yunnanais. Parmi les acheteurs chinois qui s’approvisionnent chez nous, certains y ont apporté des équipements et ont enseigné aux producteurs leurs méthodes de transformation. Elles sont extrêmement spécifiques. Même si le puerh domine à Phongsaly, chaque producteur adaptera sa recette au goût de son client. La cuisson sera tantôt plus lente, plus chaude, etc. Les variations sont telles que chaque client disposera véritablement de sa propre recette de thé puerh.

 

Les producteurs de Phongsaly se forment-ils à l’étranger ?

M.P. Le gouvernement chinois a invité des producteurs de chaque village de Phongsaly à se rendre au Yunnan pour y apprendre la transformation du thé. Les échanges sont très soutenus même s’il s’agit d’un commerce qui n’est pas beaucoup mis en avant par le gouvernement chinois. Ainsi, le thé ne figure pas parmi les produits pouvant être exportés en Chine, cela n’est pas formalisé. Dans le même temps, le gouvernement s’implique dans des échanges interpays très officiels. Dans tous les cas, il y a un intérêt à ce que la qualité du thé soit bonne et s’améliore.

 

Existe-t-il d’autres influences ?

M.P. Nous avons démarré une production de thé noir et avons fait venir une personne du Népal pour nous enseigner les méthodes de transformation. A présent, nous exportons en Allemagne. Les acheteurs allemands nous ont également donné des conseils sur les méthodes de transformation.

 

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Les thés laotiens « Indication Géographique » et le GRET

A présent que le programme du GRET est terminé, quelle est la suite ?

M.P. En termes de modèle d’affaires et de financement, nous avons mis en place une taxe sur chaque kilo de thé IG vendu, qui sera reversée à l’Association. Cette taxe est de l’ordre de 10000 Kip (soit 0.40€) / le kilo. Les nouveaux membres qui rejoindront l’Association devront verser une adhésion. Mais tout ceci ne concerne que la vente des produits certifiés « Indication Géographique » auprès du marché local, qui reste très modeste. Il n’est pas certain que cela suffise à soutenir le business de l’association autour des thés certifiés par l’IG. C’est aussi pour cela que nous cherchons à réduire notre dépendance et à diversifier nos marchés, notamment en Europe.

 

Quelles sont les « meilleures » saisons pour le thé du Laos si l’on peut exprimer les choses ainsi ?

M.P. Les acheteurs chinois s’intéressent surtout aux thés du tout début du printemps. Une fois cette période passée, les prix commencent à chuter, et ce dès le mois de mai. Tout au long de l’année, nous avons des thés de grande qualité, y compris en saison des pluies. Nos thés noirs sont excellents. La saison d’automne offre également de très beaux thés.

 

Nous pouvons imaginer que ces thés Indication Géographique sont bio ?

M.P. Absolument. Cela fait partie de la charte de l’IG, et les productions des usines dont nous parlons ici sont certifiés bio aux normes EU.

Depuis 2015, il est interdit à Phongsaly, et dans tout le district, de recourir à des produits chimiques, engrais ou pesticides. Ceci étant, il est vrai que persiste une question de fertilisant lié à l’eau. Les jardins sont en monoculture, sans produit chimique. Ils sont situés en haut des collines, sur les crètes, avec peu de matière organique et de nutriments en comparaison avec les vallées. Avec un sol à nu, un faible ombrage et peu de protection contre la pluie et le soleil, la terre peut avoir des soucis comme c’est le cas à Phongsaly. Cette prise de conscience nous a incité à accorder davantage de place aux arbres dans les jardins. Au gré des programmes de soutien, les producteurs oeuvrent dans ce sens.

 

Interview réalisée en juin 2024 par Marie-Claire Thao. Merci à Anna-Maria Lampe, Tea Consultant et grande connaisseuse de la région, pour avoir assuré la traduction de cet échange du lao ; et à Carine Baudry (La QuintEssence) pour son accueil dans le labo de Nunshen | Photos : Jean-Marie Brun (ARTE-FACT) / ©AFD (Agence Française de Développement)