Lao She | La Maison de thé, 茶馆

Lao She | La Maison de thé, 茶馆
01/12/2024 MCT
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La Maison de thé. Là où l’essentiel se dit, se vit

La saveur du thé qui est servi dans la maison de thé Yutai ne sera évoquée à aucun moment de cette pièce de théâtre en trois actes. Ni la nuance de sa robe, sa texture ou sa teneur en bouche. Ce qui retient notre attention est que, d’abord servis avec abondance et générosité par le patron Wang Lifa, les clients doivent, lorsque les temps deviennent plus durs, accepter de payer le thé avant de le voir infusé.

Signe d’une période sensible et agitée, une affiche accrochée de manière ostentatoire à l’intérieur de l’établissement prévient : « ici, on ne parle pas politique ». Comme s’il valait mieux ne pas nommer les choses pour mieux les conjurer, se prémunir, déjouer les risques et les conséquences de mal les nommer, et donc s’abstenir.

 

Une cinquantaine de personnages à travers trois périodes de l’histoire de Chine

C’est à bout de bras que Wang Lifa, le gérant, tient sa maison de thé. On y croise une cinquantaine de personnages, témoins tour à tour d’une révolution avortée et d’une chute dynastique (1898), des Seigneurs de la guerre (1916 – 1928) et de l’invasion japonaise (1937 – 1945), jusqu’à la rivalité entre nationalistes et communistes à l’issue de la Seconde guerre mondiale.

Qui sont-ils, que font-ils ? Aux côtés de Wang Lifa, son épouse, son fils, sa bru, sa petite-fille forment son cercle familial. Qin Zhongyi, propriétaire de l’établissement Yutai, met ses biens, une usine, un entrepôt, au service du développement du pays puis en est dépossédé, avant de les voir pillés et réduits à néant.

Parmi les habitués, Tang le Devin, physiognomoniste et fumeur d’opium ; Quatrième aîné Chang et Second aîné Song, tous deux trentenaires, aiment venir à Yutai faire chanter leurs passereaux et canaris.

Y passent aussi des très démunis. Kang le Sixième, pauvre campagnard, en est réduit à vendre sa fille de quinze ans, Kang Shunzi. Il n’est pas le seul. Une paysanne d’une trentaine d’années ne peut se résoudre à se séparer de sa fille de dix ans contre une poignée de taëls. Ils traitent avec Liu le Grêlé, entremetteur trentenaire, qui sait Pang l’Eunuque désireux de prendre femme après avoir fait fortune.

Deux jeunes gens dans la vingtaine, Song Enzi et Wu Xiangzi, tous d’abord agents – détectives du Yamen du nord, flairent les manigances, interceptent les agissements qu’ils estiment répréhensibles, au regard de celui qui les paie (Cixi, Yuan Shikai ou toute puissance étrangère) ou de ce qui leur permettra d’arrondir leurs fins de mois, quitte à tomber dans le racket opportuniste et voyou.

Pour servir tout ce beau monde, le gérant Wang compte sur Li le Troisième, garçon de salle, fidèle depuis la première heure. Il sera épaulé de Kang Shunzi, une fois devenue veuve de Pang l’Eunuque, et de Kang Dali, leur fils adoptif, qui basculera dans la clandestinité. Les rejoindront plus tard Ding Bao et Petit Cœur, hôtesses de bar de moins de vingt ans, qu’embauche Wang Lifa pour tenter d’animer l’atmosphère morose de sa maison de thé face aux clients réticents à devoir avancer l’argent du thé.

 

 « Plus l’époque est troublée, mieux mes affaires tournent. Ces temps-ci, la vie et la mort de chacun ne reposent que sur le hasard ; alors, forcément, on veut se faire lire son destin, se faire dire la bonne fortune. Hein ? Pas vrai ? ». Tang le Devin deuxième acte

 

Loin d’être de simples témoins, les protagonistes qui forment la clientèle et le personnel de la maison de thé Yutai, sont aussi de constantes victimes de ces revirements. Chacune, chacun vivote, tente de survivre. Cynisme, rancœur et lassitude dominent à travers les dialogues qui fusent et les scènes qui s’enchaînent.

Dans un instant poignant de lucidité, le gérant Wang, l’honnête Quatrième aîné Chang, et Qin Zhongyi, tels des mousquetaires déchus, à bout d’une dignité en miettes, miment, ivres de thé, une cérémonie funéraire, égrenant l’un pour l’autre quelques billets sans valeur de ce rite. Peu après, le geste irrémédiable du gérant Wang lui confèrera la possession symbolique et éternelle de la maison Yutai.

 

Levée de voile

Cette pièce de théâtre rappelle ce qu’offre l’intimité d’un salon de thé : un espace pour lever le voile sur ce qui nous est le plus cher, le plus essentiel. S’engager corps et âme dans un idéal au service du collectif, s’enliser dans les commerces les plus vils qu’il soit, et dans tous les cas, survivre à l’âpreté du réel.

La veine sociale et politique de La Maison de thé n’est pas sans rappeler celle de Tea rooms, Femmes ouvrières de Luisa Carnès (1905 – 1966), une contemporaine de Lao She. Parue en 1957 peu après la Campagne des Cents Fleurs (février – juin 1957), La Maison de thé poursuit l’œuvre engagée de l’auteur pékinois dans la lignée de La Cité des chats (1932), Le Pousse-pousse (1937), Quatre générations sous un même toit (1949).

L’autobiographie, L’Enfant du Nouvel An, paraît en 1979 peu après la réhabilitation de l’écrivain à la fin de la Révolution Culturelle. L’engagement littéraire de Lao She prend son envol lors de la deuxième guerre sino-japonaise (1937 – 1945). Il se nourrit de ses origines mandchoues, de la perte de son père, membre de la garde impériale, lors de la Révolte des Boxers, de sa conversion à l’anglicanisme, de sa formation à l’Ecole normale de Pékin, en Angleterre et aux Etats-Unis, et de son admiration pour Dickens.

 

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Caractéristiques techniques

Lao She, La Maison de thé. Edition bilingue. Du Non-Agir Editions. 2017. 208 pages | EAN : 9791092475432 | ISBN : 1092475435 | Dimensions ‏ : ‎ 14 x 21,60 cm | Prix : 16€ | Acheter ce livre

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