Un sencha au gin, cela vous dit ? Au tournant des années 2010, Shuzo Nagumo, mixologue tokyoïte, a eu la fabuleuse idée de créer des cocktails au thé. Son Mixology Salon, ouvert en 2017 dans le quartier de Ginza, figure dans le Top 50 des meilleurs bars d’Asie 2018.
A l’occasion des manifestations de Japonismes 2018, ses préparations de teatails associés aux mets imaginés par le restaurant parisien ES invitent à considérer et à étendre la place du thé dans la cuisine française. Rencontre pour cerner l’inspiration de ses inventions.
Quel est le premier cocktail au thé que vous avez inventé ?
C’était en 2010 : un cocktail à base de matcha que j’ai adapté à partir de l’Old-fashioned. Je suis parti d’un whisky légèrement parfumé, ai rajouté un zeste d’orange, une pointe de bitter pour l’amertume, et du matcha. J’ai remplacé le sucre par un sirop de mélasse. Comme le matcha se marie bien avec le chocolat, j’ai pensé à l’associer avec un bitter parfumé à la vanille. Le résultat était satisfaisant, c’est devenu un classique de ma carte au Mixology Salon.
L’une de vos principales sources d’inspiration est « Cool Cocktails » du britannique Ben Reed. Comment est née l’idée de créer des cocktails à thé ?
A 21 ans, j’ai découvert le livre de Ben Reed, Cool cocktails. Je vivais à Tokyo et, au début des années 2000, j’étais très intéressé par la création de cocktails. Je trouvais facilement des livres écrits par des auteurs locaux mais il y avait très peu d’ouvrages occidentaux traduits en japonais. Cool Cocktails m’a tout de suite plu par son contenu et sa présentation que j’ai trouvé très attrayants.
En 2015 – 2016, toujours dans l’idée de créer des cocktails, j’ai participé à des séminaires avec des spécialistes de bières, café… et de thé. Le représentant en thé venait d’une importante pâtisserie qui avait ouvert un département et un laboratoire de thé. Mes créations suivantes découlent de ces séminaires.
Je disposais de nombreux échantillons de thés que j’ai soumis à mes techniques habituelles : centrifugation, distillation, mise sous vide. La moitié de ces tentatives étaient infructueuses.
« Mon objectif était de faire ressortir l’arôme et la saveur de chaque thé afin de les intégrer dans des cocktails. »
Tous les thés se prêtent-ils facilement à la création de cocktails ?
Avec le Gyokuro, les expérimentations ont été nombreuses avant de parvenir à faire ressortir sa douceur, qui provient du soin apporté à sa fabrication : les plantations couvertes, l’utilisation exclusive du bourgeon de la feuille de thé lors de la première récole du printemps.
En général, 10g à 15g de thé suffisent pour une bouteille de spiritueux. Avec le gyokuro, il a fallu tripler la dose jusqu’à 50g pour le mélanger avec une vodka avant une redistillation à basse pression. C’est ainsi que j’ai créé ma vodka au gyokuro.
J’ai aussi beaucoup travaillé sur des créations de cocktail avec du sencha macéré dans du gin tonic.
Comment est venue l’idée de créer le Mixology Salon à Ginza ?
En 2015, je pensais créer un bar à cocktails spécialisé non pas exclusivement sur le thé japonais mais plutôt sur des produits japonais, tels que le saké, le café, la bière, la patate douce…
En 2016, s’est présentée l’opportunité d’ouvrir dans un mall de Ginza un lieu correspondant à l’idée que j’avais d’un salon à cocktails de thé. Je voulais un espace plutôt fermé, comme c’est le cas pour le chanoyu.
En parallèle, j’ai poursuivi mes expérimentations jusqu’à ce que 80% d’entre elles puissent devenir de véritables recettes qui figurent aujourd’hui dans ma carte.
Peut-on dire qu’il y a des combinaisons types entre chaque variété de thé et des alcools précis ?
« Observer la couleur est une bonne règle de base. »
Les thés qui ont une coloration vive, comme le sencha, le matcha, le gyokuro s’accordent bien avec les alcools incolores, tels le gin, la vodka, la tequila, le rhum blanc, mais pas avec le whisky et le cognac.
Les alcools forts, whisky et cognac, se marient mieux avec les thés grillés ou fumés, à la robe sombre, comme le hojicha, le bancha, ou encore le thé au soja noir (kuromame cha) qui est un peu acide.
Selon vous, que recherchent celles et ceux qui viennent au Mixology Salon ?
Le rituel du chanoyu et la préparation de cocktails suivent des gestes extrêmement codifiés. Au Japon, le thé reste une boisson courante. Les cocktails sont également appréciés.
Avec mes teatails, je m’attache à faire ressortir la saveur originelle de chaque thé car l’expérience gustative est finalement ce qui compte.
Par la même occasion, les amateurs redécouvrent la saveur du thé !
On connaît bien l’ivresse de l’alcool mais on peut aussi tomber ivre de thé. Vous qui connaissez les deux, y a t-il selon vous une différence ?
L’ivresse du thé provient de la théine qui est très concentrée dans le matcha, le sencha, le fukamushicha. C’est un peu comme si on prenait du café en grande quantité. Cela peut nous mettre KO. Cette ivresse vient d’un coup. L’ivresse de l’alcool produit les mêmes effets, mais elle est plus diffuse, plus douce. C’est celle que je préfère !
Enfin, quels conseils donneriez-vous aux lecteurs de TeaVoyages qui voudraient réaliser eux-mêmes leurs propres cocktails, à la maison ?
Vous pouvez tester ces quelques recettes que je vais vous donner…
Idées de recettes à tenter chez soi... en toute modération !
1. Faire macérer, à température ambiante, 12g – 15g de sencha avec 75cl d’un gin que vous aimez, le temps d’une journée, 48h au maximum.
2. Le lendemain, filtrer et retirer le thé.
3. Garder au frais. Se conserve au congélateur entre 3 et 6 mois. Au réfrigérateur 2 semaines au plus. Ne pas conserver à température ambiante.
4. Au moment de servir, couper avec de l’eau gazeuse revient à obtenir un gin tonic, mais ne pas ajouter d’agrume car cela accentue l’amertume.
« Sentez-vous libre d’expérimenter avec un gin que vous aimez »
1. Prendre un rhum brun, un peu vieilli, coloré par les tanins, l’un de ces rhums bruns qui se boivent seuls.
2. Faire macérer environ 13g de hojicha dans du rhum brun, entre 24h à 48h.
3. Filtrer et retirer le thé.
4. Conserver à température ambiante.
5. Servir avec des glaçons.
« Ce cocktail au rhum brun – hojicha peut se boire comme un negroni »
Sinon, vous avez le lait de poule (eggnog), ce cocktail à base d’œufs.
1. Faire monter les jaunes et les blancs. Mélanger avec du lait chaud.
2. Rajouter un peu de cognac ou de whisky mais pourquoi pas du rhum brun que vous accompagnez avec un hojicha.
Vous obtenez une boisson proche du grog.
1. Mélanger 2g de matcha avec 6cl d’eau chaude. Bien disperser et mélanger pour éviter la formation de grumeaux.
2. Ajouter 1cl de whisky, type whisky Bourbon. Eviter les whiskies tourbés.
3. Ajouter 1cl de liqueur d’amaretto.
« Le matcha se marie bien avec le whisky comme dans le matcha latte au whisky. »
C’est l’association la plus difficile car le goût du gyokuro est très doux et fin. Il est donc délicat à préserver. Je l’associe plutôt avec de la vodka qui est plus neutre que le gin, trop parfumé.
« Une macération légère avec de la vodka suffit à faire ressortir le goût du gyokuro ».
Informations pratiques
. Adresse. Mixology Salon, 6 Chome-10-1, Ginza, Chūō, Tokyo 104-0061, Japan
. Horaires. Ouvert tous les jours de 11h à 23h
. Plus d’infos sur leur page Facebook ou le site web de GinzaSix
Conférence sur le thé vert japonais le 15 décembre 2018 à la Maison de la Culture du Japon (Paris)
A l’occasion de Japonismes 2018, Shuzo Nagumo sera l’un des intervenants du colloque sur le thé vert japonais qui se tiendra à la Maison de la Culture du Japon, le 15 décembre 2018 à 15h. Réservation dans la limite des places disponibles sur le site de la MCJP.
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Propos recueillis le 20 novembre 2018 à Paris. Merci à Mademoiselle Akiko pour la traduction du japonais.