Hong Kong | Un pu’er avec Wingchi Ip

Hong Kong | Un pu’er avec Wingchi Ip
04/06/2019 MCT
Wingchi Ip (gauche) au LockCha Tea House d'Admiralty

Pour Wingchi Ip (à gauche sur la photo), le thé constitue une expression du Tao. Une Voie qu’il cultive depuis plus de trente ans, entre sa collection personnelle de théières Yixing, sa formation aux arts de la céramique puis son poste de professeur, en passant par son commerce de thé, puis Lockcha, la maison de thé qu’il a fondé à Hong Kong en 1991.

Depuis une quinzaine d’années, au LockCha d’Admiralty, se tient chaque dimanche après-midi à partir de 16h30 une représentation de musique chinoise classique. Peu avant, au fil des préparatifs et de l’arrivée des invités de tous âges accueillis en cantonais, mandarin et anglais, nous avons discuté autour d’une tasse de pu’er.

Merci pour ce pu’er. Mais qu’avez-vous dans votre tasse ?

C’est aussi un thé pu’er. Sa robe est sombre mais son goût est très doux. C’est bon pour la santé, surtout lorsqu’on atteint un certain âge. Je bois ce thé tous les jours. Mon pu’er est comme le vôtre (n.d.a. : le mien est d’une robe orangée classique) mais sa couleur est particulièrement sombre car il comporte plus de feuilles et je l’ai fait infuser assez longtemps. Vous obtenez ainsi un thé différent.

 

En quoi est-il différent ?

Comprendre le thé en profondeur revient à exercer notre sens critique. Quand nous portons notre attention à la forme des feuilles de thé, aux couleurs, aux arômes, aux goûts, cela nous incite à nous recentrer sur ce que nous faisons, ce que nous mangeons, ce que nous buvons.

A mon sens, cette question est loin d’être anodine dans la vie moderne. La plupart des gens n’ont pas vraiment conscience de ce qu’ils ingèrent, or c’est une vraie question. Je ne vous parle pas de manger bio.

Ne dit-on pas que « nous devenons ce que nous mangeons et ce que nous buvons » ? Pourquoi choisir tel ou tel thé ? Quel est l’arrière-goût de ce que nous buvons ? Chacun de ces détails constitue autant de choix à ne pas prendre à la légère.

Il s’agit en quelque sorte d’être attentif à ce qui nous entoure… Constatez-vous un intérêt renouvelé pour le thé d’une manière générale ?

Oui, c’est effectivement le cas, et boire du thé devient une pratique spirituelle. Peut-être qu’autrefois, dans les temps anciens, en l’absence de connaissances précises, on se préoccupait plus concrètement de notre alimentation, de ce qui nous nourrissait, de ce qui pouvait nous être fatal. Nous sommes à présent abreuvés de connaissances mais c’est une connaissance sans compréhension profonde.

La plupart des gens suivent les tendances sans vraiment comprendre les mécanismes de fond. Cela a souvent été le cas dans le domaine de l’alimentation. On rejette les graisses animales quand on apprend que ce n’est pas bon pour la santé et on devient végétarien. Même chose avec la margarine : l’idée se répand qu’il s’agit d’une huile hydrogénée responsable de problèmes cardio-vasculaires, et on se tourne alors vers l’huile d’olive. Nous sommes constamment bombardés d’informations sur ce qui est bon ou néfaste pour la santé.

Or ce qui compte avant tout est de comprendre ce qui est bon pour soi. Il faut simplement revenir vers sa nature profonde. Il suffit d’écouter son corps pour comprendre ce qui est bon et moins bon. C’est cela qui permet de vivre de manière équilibrée et en harmonie avec soi-même. C’est une sagesse de vie, plus qu’une forme de connaissance. Dans le bouddhisme, cette sagesse trouve sa source dans notre cœur qui nous oriente vers ce qui est bon ou pas pour soi.

 

Qu’y a-t-il de neuf dans le thé pour vous, à titre personnel ?

Pour les besoins de mon métier, je teste toutes sortes de thés. En ce moment, j’étudie les thés japonais. Avec la maison Koyamaen (fabricant de thé depuis le 17e siècle à Uji, Kyoto) qui fournit les principales écoles de thé japonaises, comme l’école Urasenke par exemple, nous projetons de créer un thé ensemble.

Je dois donc étudier les thés japonais pour déterminer ce qui correspondra le mieux au palais chinois. Ce serait la première fois qu’ils créent un thé spécialement pour une maison de thé chinoise. Pour moi, c’est un très grand honneur.

Les thés de Koyamanen proviennent de Uji, et je les apprécie tout particulièrement. Ils sont plutôt doux, d’un parfum léger avec une très belle texture. Je suis très attentif au goût des acides aminés.

Pour ce projet, je cherche à cerner les caractéristiques des thés japonais selon leur provenance, leurs modes de préparation… Je garde constamment à l’esprit le point de vue du consommateur chinois qui supporte et aime bien l’amertume mais pas trop l’astringence. L’astringence doit rester légère en arrière-goût pour pouvoir basculer vers d’autres saveurs en bouche.

Et l’umami ?

L’umami est bien supportée par les Chinois. Certains thés chinois de grande qualité, comme le Longjing (龍井) ou le Bi Luo Chun (碧螺春) ou les pousses très tendres de certains arbres de thé possèdent cette saveur umami. Dans la fabrication du thé au Japon, on peut accentuer l’umami. Lors de mes voyages, j’ai goûté beaucoup de sencha, de gyokuro. Chaque région possède une saveur qui lui est propre. Ceux de Sika, Uji près de Kyoto sont mes préférés.

Qu’avez-vous noté de particulièrement marquant dans les techniques récentes de fabrication du thé ?

On assiste actuellement à un foisonnement d’expérimentations et de croisements. Les nouvelles méthodes de fabrication remettent en question la catégorisation classique des thés selon les 6 couleurs (n.d.a. : blanc, jaune, vert, bleu-vert, noir, pu’er). Il arrive que le thé noir soit cuit au four pour en accentuer l’arôme.

Les technologies visent à accroître la productivité et à limiter les éventuels aléas lors de la croissance des feuilles, ce qui se produit parfois lorsque la culture repose exclusivement sur les semences naturelles.

Les hybrides, les croisements génétiques sont faciles à réaliser, parfois de manière naturelle, parfois en labo. Comme tout le monde veut du thé vert à bas prix, les fabricants innovent de cette manière-là. C’est ainsi qu’a été conçu à Taïwan le thé Jing Xuan (金萱), dit thé n°12, reconnaissable par son arôme de lait.

Ces thés sont-ils bons, selon vous ?

A ce stade, toutefois, rien de très savoureux n’est sorti de ces expérimentations.

Par exemple, le thé des Quatre Printemps à Taiwan (Si Ji Chun, 四季春) pousse effectivement tout au long de l’année mais est sans grande aspérité. En revanche, le thé de roche Wuyi (武夷岩茶) ne pousse qu’une fois par an et est donc plus cher.

Certains hybrides sont intéressants, notamment en termes de productivité mais pas forcément d’un point de vue gustatif. Il est difficile de créer un thé qui réponde à la fois aux exigences de rendement des cultivateurs et aux attentes des connaisseurs.

Pensez-vous que ces expérimentations soient une bonne chose ?

A mon sens, ces expérimentations ouvrent de nouvelles possibilités dans la création de nouvelles variétés.

Il est intéressant de les poursuivre tant qu’elles visent à faire des croisements de variétés de thé, et de rien d’autre. Par ailleurs, si cela devait se produire au détriment de thés d’origine, ce serait vraiment regrettable.

La mono-culture est loin d’être une bonne chose. On a besoin de diversité. Comme en matière d’idées, si tout le monde pense la même chose, cela devient dangereux.

Lorsque vous faites un gongfucha avec des amis, qu’est-ce qui compte le plus entre le thé, le service à thé, etc. ?

Vous pouvez voir les choses sous trois niveaux.

Il y a le thé, sa fragrance, son arôme, sa qualité en tant que telle, s’agit-il d’un bon thé ou pas.

Vous avez le service à thé, qui, lui, est plus tangible que le goût, l’arôme.

Puis, la préparation, la cérémonie en tant que telle. Elle peut être empreinte de lenteur comme dans le chanoyu chez les Japonais. Dans certains cas, le rituel, l’apaisement, la sérénité qui s’en dégage, seront davantage porteur de sens que le thé lui-même.

Dans la culture chinoise, le principe du Tao est éminemment abstrait. « La Voie, qui est une voie, n’est pas la Voie » (道可道 非常道) lit-on dans le Laozi.

Pour atteindre la Voie, on s’appuie sur des choses aussi prosaïques que le thé, le service à thé et la préparation de thé, qui chacun à leur niveau est porteur de sens. Tous ces messages ne sont pas le Tao en tant que tel mais en constitue une expression.

Le thé est en partie abstrait. Le service à thé est l’élément le plus tangible. La cérémonie, elle, est complètement rituelle. Chaque fois que vous préparez un thé, vous avez ces trois niveaux qui revêtent une importance différente selon la situation. Ces trois éléments forment la Trinité du thé, si vous voulez !

Pouvez-vous nous décrire la première théière de votre collection ? Quelle signification avait-elle pour vous ?

C’était en 1969. J’étais encore collégien. C’était une théière toute petite, très mignonne. J’étais très attiré par les différences de formes et de tailles. Pour moi, ce n’était ni plus ni moins qu’un jouet ! Mais à travers de tels objets, j’ai appris à apprécier leur variété, le travail artisanal qu’elles renferment.

Vous établissez une relation avec ces objets qui rappelle la présence d’une intervention manuelle et renvoie à quelque chose de profondément humain. Avec le temps, j’ai compris qu’à travers ma passion pour ces théières transparaissait quelque chose qui venait de mon cœur, de mon âme. J’aimais ce genre d’objets, qui étaient très éloignés de mes préoccupations d’études en tant que collégien à Hong Kong.

C’était une théière Shuiping, très commune. A l’époque, on ne trouvait qu’une trentaine ou quarantaine de formes. J’ai commencé à aimer ces théières sans connaissance préalable particulière, juste en suivant mon cœur, mes goûts personnels pour les miniatures. Avec le recul, je me rends compte que cette inclinaison a affecté le reste de ma vie.

Avez-vous le sentiment que les technologies, comme l’impression 3D, affecteront cet artisanat ?

La diversité rend la vie plus intéressante, moins ennuyeuse. Pour moi, quelles que soient les avancées technologiques, l’artisanat perdurera. La satisfaction et le plaisir d’apprécier des objets d’artisanat ne disparaîtront pas.

La technologie facilite notre vie, nous fait expérimenter de nouvelles formes de divertissement, mais tout cela est éphémère. En tant qu’êtres humains, nous ne changeons pas tant que cela. Nous expérimentons la joie et la tristesse, nous aspirons à un minimum de sécurité, au respect des autres… Cela a toujours été depuis l’aube des temps.

Pour cette raison, je ne crois pas que la joie que procure l’artisanat puisse être supplantée par quoi que ce soit, tant que vous restez en accord avec votre nature profondément humaine.

Dates clés

1977. Diplômé en Economie, New Asia College (Hong Kong)

1978. Diplômé des Beaux-Arts, New Asia College (Hong Kong)

1991. Fondation de LockCha

2003. Ouverture de LockCha Admiralty (Hong Kong Park